lundi 5 avril 2010

Chapitre X ( Extraits )

(...) Bergson l’a très bien dit dans L’Évolution Créatrice : « La spéculation est un luxe, tandis que l’action est une nécessité ».

Revenir au présent de mon existence en ce monde. Car c’est au quotidien et au cœur de la vie la plus immédiate et la plus nécessaire, la vie de tous les jours, que je dois pouvoir puissamment satisfaire mon besoin de sens, me déterminer à agir, établir des priorités, obéir à une hiérarchie des valeurs. C’est bel et bien dans le présent et dans la présence à moi-même que je dois me rendre digne de moi chaque jour de mon existence, et non pas retarder sans fin l’expression de mes buts, de mes désirs, de mes besoins, de mes actions, de mes résolutions, de mes projets. Ce n’est certainement pas d’un hypothétique salut qui arrivera dans l’autre vie que peut se nourrir pour exister et pour se sentir vivifiée, la conscience humaine. Ce n’est pas d’un « après », envisagé comme récompense ou damnation, ni même d’un ailleurs projeté dieu sait où, ni même dans un passé désormais révolu, que s’accomplit mon existence.

Ici et maintenant. C’est dans l’agir de tous les jours, à chaque instant au cœur du quotidien, que se trouve ma rédemption, que se trouve ma destinée, que se trouve ma raison d’être, l’urgence de la vie, l’obligation de mon salut, la nécessité de mon être, la liberté de mon esprit, toute la liberté que je puis avoir ici-bas. Tout ce qui arrivera, et qui ne dépend pas de nous, arrivera bien assez tôt, et que nous le voulions ou non. Ma plus grande marge de manœuvre, de manœuvre et de liberté, est ici, maintenant, et sans cesse dès aujourd’hui. Ce n’est qu’au cœur même de l’expérience de ma propre destinée et au sein même de l’expérience de ce temps présent unifié, que je me sais, que je me sens, vivante et vivifiée, si ce n’est unifiée, que je puis me réaliser, que je puis espérer au mieux, réussir et me réussir en tant qu’être. En tant qu’être conscient.

En ce qui concerne le Règne de Dieu, nous y participons ensemble, aussi tant est que nous nous élevions jusqu’à sa manifestation, sa sensation peut-être. Dieu ne veut rien qu’être en nous tous sans doute, mais ce sont des vertus dont nous n’imaginons certainement pas à quel point il faut qu’elles soient nôtres pour pouvoir seulement apercevoir l’orée du royaume divin en nous. Or cela nous est accessible de par notre nature même. Pourquoi sommes-nous autant entravés ? Pourquoi nous laissons-nous autant corrompre ? Pourquoi tant de difficultés pour nous élever au-delà de notre Moi si personnel, si illusoire, si peu Universel ?

(...)

Le silence intérieur est la musique de l’Esprit. La musique de Dieu est une symphonie, une Harmonie Parfaite. Le Bien en est sans doute, le Son le plus Sublime. En ce sens la prière nous permet de nous arracher à nous en tant qu’individus particuliers autant qu’elle nous permet de revenir vers nous par-delà toute dispersion, et de nous élever sans cesse dans une plus grande unité, union et communion, jusqu’à la pureté divine. Faire le silence en soi pour retrouver de l’espace intérieur. Dixit Joseph Ratzinger, Benoît XVI : « Là où Dieu n’est pas, rien ne peut être bon. Là où l’on ne voit pas Dieu, l’homme déchoit, ainsi que le monde » .

Ce serait cela vivre ?

La question en ce qui me concerne n’est effectivement pas « Qui suis-je ? », mais bien plutôt souvent celle-ci:: « Que fais-je ici ? », « Que dois-je faire? ». Saint Augustin écrit : « Que veux-je dire Seigneur mon Dieu, sinon que j’ignore d’où je suis venu ici-bas, en cette vie. Dois-je la nommer une vie mortelle, ou plutôt une mort vivante ? Je ne sais » . Ce dilemme souvent, me traverse l’esprit. Joseph Ratzinger écrit : « La terre devient « ciel » seulement si et dans la mesure où la volonté de Dieu y est faite, tandis qu’elle n’est que « terre », pôle opposé au ciel, si et dans la mesure où elle se soustrait à la volonté de Dieu » .

(...)

Même « l’idiot » de Dostoïevski , malgré sa merveilleuse candeur, son irrémédiable bonté, se retrouve persécuté, martyrisé, détruit, en vertu de ses valeurs pures. La réalité quant à elle, n’a parfois rien d’un songe ou d’une rêverie. Or c’est au prix de sa lutte permanente contre le mal, que le héros, Mychkine, continue de répandre la lumière autour de lui et toute l’excellence de sa sincérité, qui malheureusement, effectivement le perdra.

Ce monde-là n’est certainement pas le plus approprié pour la permanence divine, pour la pleine expression de toute sa luminosité. Dieu, lui, n’y est pour rien si l’actualisation en l’homme de sa part de divinité ne se réalise qu’au prix de son élévation, si la dégradation et l’amoindrissement des hommes leur offrent parfois plus de séduction et de contentement ou de plaisir que la quête de la lumière, et s’ils se nourrissent souvent sciemment de leurs propres défauts, erreurs, difformités, démons, perversités et obscurcissements, plutôt que de les affronter pour réaliser l’alchimie de ce que nous sommes en nous-mêmes. Notre libre-arbitre nous est donné pour que nos choix restent les nôtres quoi que nous en fassions.

(...)

Bénis-moi Seigneur et pardonne-moi au nom du Christ puisque tu es Amour, lorsque que je fais le Mal sciemment ou que je fais du mal à mes semblables ? Je ne pense pas que l’ordre divin, la justice céleste, puisse obéir selon notre logique, ni même la conscience humaine et surtout l’inconscient. Comment une société qui assassine le Christ ou Socrate, qui réprouve Spinoza ou condamne « l’Idiot » et se confond d’admiration pour Nietzsche au travers de ses aspects les plus sombres, pourrait-elle entrevoir les chemins de la Vérité et ceux de la Sagesse, sinon sous l’angle de la négation et de la destruction, de la soif de pouvoir et de domination ?

La Voie droite ne peut pas accepter de compromissions. L’esprit sain ne peut pas concevoir le mal avec délectation. L’âme en nous ne peut pas, de par son excellence même, être solidaire de nos errances, de nos égarements et de nos perditions. Nous seuls sommes responsables de notre propre corruption. Le mal en ce sens là, est une altération de nous dans notre essence même. Et une altération dont nous sommes toujours complices.

Crime et Châtiment de Dostoïevski. Raskolnikov, son héros, se pensant supérieur et de là au-dessus de la morale et de la loi, transcende toutes limites morales et va jusqu’à penser qu’il incarne le bien en répandant le sang. Or le meurtre qu’il a commis prend la forme d’un irrépressible tourment autour de laquelle s’articule sa rédemption finale. Toute l’œuvre de Dostoïevski est une gigantesque réflexion métaphysique sur le bien et le mal, la liberté humaine, la violence des rapports humains, Dieu et le diable, la question de la rédemption et celle du salut. Seule la foi en Dieu peut-elle épargner l’être de sa dépravation ? L’âme ici-bas ne se corrompt que par le plaisir éprouvé dans son propre pervertissement. C’est souvent d’ailleurs, chez Dostoïevski, par l’amour que les protagonistes retrouvent toute leur humanité déchue.

Les frères Karamazov. Et celui des trois frères, Ivan, qui considère que Dieu n’existant pas, de là tout est permis. « Mais alors, que deviendra l’homme, sans Dieu et sans immortalité ? Tout est permis, par conséquent, tout est licite ? » S’interroge Alexeï (Aliocha), qui lui est croyant. « Ne le savais-tu pas ? » Lui répond son frère Dimitri (ou Mitia). Si tout est permis, tout n’est pas utile, nous dit La Bible. Tout n’est pas utile en effet. Il va de soi que l’on comprend que Freud ait pu considérer cette œuvre-là, Les frères Karamazov, comme le roman le plus imposant qui n’ait jamais été écrit.

Il y a du Nietzsche en Ivan ; et Nietzsche par ailleurs, faisait l’éloge de Dostoïevski. Le matérialisme d’Ivan l’oblige en effet, à considérer que le Christ s’est simplement intégralement trompé sur la nature humaine. Lorsque le diable lui apparaît dans un délire et qu’il dialogue avec Ivan, Dostoïevski lui prête ces mots qu’il emprunte à Descartes : « Je pense donc je suis ». Faut-il y voir une critique de la raison purement cartésienne ? Le diable dit : « Je pense donc je suis, voilà ce qui est sûr ; quant au reste, quant à tous ces mondes, Dieu et Satan lui-même, tout cela ne m’est pas prouvé. Ont-ils une existence propre, ou est-ce seulement une émanation de moi, le développement successif de mon moi ? » .

Plus loin encore, le diable dit à Ivan : « Modère tes exigences, n’exige pas de moi “le grand et le beau” et tu verras comme nous serons bons amis » . Sans doute que le diable, de nos jours se réjouit, tant le Grand et le Beau se trouvent fourvoyés et s’apparentent très souvent au ridicule et au petit, au minuscule et au mesquin, si ce n’est complices du mal, compagnons de sa permanence.

Relire Dostoïevski, relire Primo Levi. Il n’est pas besoin que le mal, le mauvais, aient des apparences trompeuses pour que sa présence apparaisse çà et là tout autour de nous, et au cœur quelquefois des actes, des comportements, des paroles, les plus simples et les plus anodins. Y compris en nous-mêmes. Seule la conscience de soi peut nous épargner les desseins de ce monde comme inversé qui voit parfois dans les dérèglements et les jugements inadéquats, les plus hautes valeurs.

(...)

Tout L’idiot de Dostoïevski est une métaphore tragique de la difficulté de la constance qu’il y a de pouvoir demeurer nous-mêmes dans un état de pureté comme originelle vis-à-vis d’un monde qui peut être méchant et d’une société souvent pleine d’inégalités et potentiellement cruelle.
(...)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire