samedi 10 avril 2010

Chapitre V - Extrait -

(...) Dans un monde de somnambules, ce sont les insomniaques qui ressemblent à des fous et dans une société malade, ce sont les biens portants qui doivent se sentir suspects, et en aucun cas les malades, ou pire encore, les victimes, les plus faibles, les plus fragiles. Il nous faut de nos jours, une dose infinie, d’utopie, de sage folie, de conscience de soi perpétuelle, un esprit éveillé autant que responsable, pour pouvoir supporter ce monde et le vide spirituel, la désertion spirituelle dans lesquels nous sommes entrés.

Ceux qui dorment tranquillement et sans rien remettre en question tout en se croyant éveillés, voire sages, ont-ils une conscience par-delà la conscience de surface, qui puisse leur permettre de concevoir l’altérité et de se mettre à la place des autres ? En ont-ils même envie ou en ont-ils l’idée ? L’absence d’empathie résonne en nous comme la mort de notre humanité. La mort de l’Autre, sa négation, sa suppression, est notre propre mort ; tout comme spirituellement nous creusons notre propre tombe aussi sûrement que possible en nuisant sciemment à autrui. Dès lors que le mal nous réjouit, nous devenons son jouet, nous sommes pervertis. De-là, aucune spiritualité ne peut plus émerger. Et c’est le problème de notre temps. C’est plus de guérison sinon de thérapie, si ce n’est d’exorcisme et peut-être de rédemption que le monde a besoin, que de quête de sagesse. Et la Sagesse émergera le plus naturellement du monde, lorsque ses conditions de légitimité et d’exercice seront favorisées ou deviendront d’actualité.

C’est une humanité qui tue le Ki et l’énergie vitale, qui éteint l’instinct de survie ou le développe plus encore, que nous nous programmons à être si nous ne changeons rien à nos comportements, nos mœurs, nos modes d’être ; avoir pour seule alternative de manger l’autre ou bien d’être mangé, d’attaquer ou de se défendre, n’est pas l’indice d’une civilisation évoluée ni de rapports sociaux qui puissent être dits sains. Pire encore, j’ai la sensation que notre époque se prête tout particulièrement à nous tuer, à nous endommager les uns, les autres, à nous détruire, à nous aider à nous autodétruire, avec brutalité autant qu’avec subtilité. C’est évident de par le monde, mais au cœur de nos sociétés dites « développées » et civilisées, l’inhumain vit à pas feutrés, l’inhumain ne peut évidemment pas se permettre de s’afficher tel quel, de s’affirmer comme inhumain dans toute son odieuse clarté. Les moyens employés sont plus pervers et tirent leur légitimité de systèmes mis en place pour pouvoir maintenir l’ordre et la cohésion en toute transparence ; en toute « humanité ».

À chaque époque l’humanité se trouve comme redéfinie, en vertu des uns et des autres, ou en vertu de l’influence de leur puissance économique, sociale, politique, idéologique, qu’elle soit prépondérante ou qu’elle brille par son absence. Il n’est question que de pouvoir, d’influences et de dominances, si ce n’est de réseaux, de clans, ou encore de tribus. Or nous sommes cette Humanité ; nous sommes l’humanité, la dignité, qui se déploie et s’actualise en nous et hors de nous, autour de nous. Et nous sommes responsables tout autant de leur existence que de leur disparition. Tout comme notre environnement, la société et plus encore l’Etat, le sont. Il y aura toujours des groupes de résistance, des gens de bonne et belle volonté qui par leur propre humanité viendront soutenir, raviver et encourager notre humanité en péril, en désertion ou en déliquescence, aussi tant est que la conscience de soi nous commande de poursuivre cette voie-là. Nous avons besoin d’espérance. Nous avons besoin d’espérer. Nous avons besoin de sortir des voies sans issue, des impasses.

Relire Primo Levi pour ne pas oublier qu’en justifiant l’injustifiable et qu’en banalisant le mal, pire, en le « comprenant », on le permet, on s’en fait silencieusement, le complice et l’ami, sinon le partenaire. Quand bien même c’est une pensée particulièrement cynique, j’imagine combien aujourd’hui, avec les flux d’immigration ici et là, et les mœurs qui partout tendent à se développer, combien beaucoup regrettent que la Seconde Guerre Mondiale se soit terminée pour l’Europe et pour le monde entier, de cette façon-là. Nous avons oublié sans doute, ce que la liberté peut nous permettre. Tout ce qu’elle nous permet encore. Toujours la philosophie des « Et si… ». Et si nous n’avions pas gagné la Guerre, etc., etc., à l’infini.

Le totalitarisme en tant qu’esprit, n’est certainement pas éteint même au cœur de nos sociétés. Il se fait tout juste invisible, sous d’autres formes multiples, plus diluées, moins apparentes, moins dérangeantes. Il prolifère avec habileté, dans le cerveau des uns, des autres ou au cœur des usages, des pratiques et des comportements qui sont les nôtres. Il est seulement acidulé et rendu supportable, de par la dose d’humanité et de modernité qu’il aime parfois revêtir. C’était ce que Primo Lévi essayait de nous dire au cœur des conférences dans lesquelles il s’est exprimé jusqu’à son décès en 1987.
Dans le milieu de l’entreprise et du travail, au cœur des universités, au cœur même de la société, des administrations et des institutions, il se développe sournoisement sous des formes adoucies au travers de mœurs et d’usages, au travers de codes et de règles, de conditionnements, et la notion d’harcèlement moral n’en est encore ici et là, que le sommet de l’iceberg. Où commence le respect humain et où se termine-t-il ? Où commence la conscience et le sens du devoir éthique ? Qu’est-ce que la Conscience Morale ?

Faut-il voir dans certaines formes de totalitarisme moral ou mental, une donnée fondamentale de la conscience humaine ? Moins les individus seront considérés comme des êtres, et moins eux-mêmes se feront valoir, respecter en vertu de leurs droits, de leur intégrité et de leur dignité, moins ils auront conscience de leur propre dignité d’être humain, plus ils seront seulement des choses et des éléments d’un système que l’on peut nier, annihiler et détruire à loisir, ou manipuler facilement au nom de la compétitivité, de la reconnaissance, de la domination, de la réputation, etc. Au cœur des faits divers, quand apparaît la barbarie, elle nous choque profondément, nous révolte sans doute, mais elle ne remet pas en doute ni en question le plus souvent, les causes réelles et profondes de son émergence, ni le pourquoi fondamental de son apparition qui, jamais bien évidemment, n’est le fruit du hasard ni celui de l’Absurde. Or, elle devrait nous questionner et profondément nous interroger ; encore plus sous l’aspect de sa forme sociale, politique, économique, intellectuelle et psychologique. (...)

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